Accueil > La démarche ACIM > aux sources de l’approche ACIM : L. Wittgenstein

aux sources de l’approche ACIM : L. Wittgenstein

une contribution à la théorie acim

mercredi 15 août 2007, par Marc-Olivier Roux

Le philosophe Ludwig Wittgenstein (né à Vienne en 1889, mort à Cambridge en 1951) fait partie des auteurs dont la pensée a nourri la conception de l’approche ACIM. La lecture de ce penseur atypique a accompagné Henri Planchon au moment où celui-ci réfléchissait aux problèmes posés par l’enseignement des mathématiques et élaborait les premiers outils ACIM. 

La pensée de Wittgenstein, complexe, buissonnante et évolutive, n’est pas des plus faciles à cerner. Ses écrits, à l’exception notable du "Tractatus logico-philosophicus", n’ont rien de systématique et sont publiés sous la forme de notes éparses, souvent rassemblées après sa mort.

Si l’on se penche sur ce que dit Wittgenstein à propos des mathématiques, notamment dans le recueil intitulé "Remarques sur les fondements des mathématiques", on rencontre un certain nombre d’idées qui, me semble-t-il, font écho à la démarche ACIM et participent de ses soubassements théoriques.

Plutôt que d’en faire un résumé, je propose d’indiquer quelques unes de ces idées, assorties de citations destinées à alimenter la réflexion de chacun.


1) à propos des mathématiques


— Wittgenstein insiste sur le fait que les mathématiques sont une activité.

« Naturellement, dans un sens les mathématiques sont une discipline, mais elles sont également une activité » IP p.359

Wittgenstein décrit l’activité mathématique en termes de « passage d’un concept à un autre », « mouvement entre deux points », « transformation » (cf. entre autres RFM p.248)

« Nous nous mettons en marche et obtenons le résultat du calcul » RFM p.176.




Une activité autonome qui a sa dynamique propre, ses contraintes intrinsèques et sa cohérence interne.


D’où l’importance que prennent les notions de « calcul », de « règle », de « jeu », de « grammaire » :

« l’arithmétique est la grammaire des nombres » RP p.125 ; les énoncés mathématiques sont des « règles de syntaxe », des « propositions grammaticales » (RP) ; « la proposition mathématique a valeur de règle » RFM p.94

Wittgenstein compare la technique du calcul à la technique d’un jeu, le jeu d’échecs par exemple (RFM p.175). « … Les mathématiques sont un jeu [à propos duquel] il n’est nul besoin d’en appeler à la signification des signes, c’est-à-dire à leur application extra-mathématique » RFM p.222

« Les mathématiques - veux-je dire - ne t ‘apprennent pas seulement la réponse à une question, mais un jeu de langage tout entier, avec ses questions et ses réponses » RFM p.305

Le calcul a « sa vie propre » (RFM p.167), « les constructions arithmétiques sont autonomes, comme les constructions géométriques » RP p.127

« La machine (…) semble déjà receler son fonctionnement en elle-même » RFM p.80

« Nous considérons le calcul comme la démonstration d’une propriété interne, une propriété de l’essence, des structures.(…) Le calcul ‘déploie’ la propriété de la centaine. (…) ‘Les 100 pommes dans la caisse consistent en 50 et 50’ – ici importe le caractère intemporel de ‘consister en’. (…) Quelle est donc la caractéristique des ‘propriétés internes’ ? le fait que toujours, invariablement, elles se trouvent dans l’ensemble qu’elles déterminent ; en quelque sorte indépendamment des événements extérieurs. Tout comme la construction d’une machine sur le papier ne se brise pas tandis que la machine elle-même succombe à des forces extérieures. » RFM p.69-70.



— Une activité qui fait des expériences qui sont d’un autre ordre que les expériences empiriques

« Et en quoi consiste l’expérience mathématique ? Eh bien, à poser et à repousser des choses, à tracer des traits, à écrire des expressions, des propositions, etc. Et l’on ne doit pas se laisser troubler par le fait que l’aspect extérieur de ces expériences n’est pas celui des expériences physiques, chimiques, etc., ce sont précisément des expériences d’un autre genre » RFM p.308

« Calculer est antérieur à l’expérience et indépendant d’elle ; un calcul n’est pas une expérimentation » IP p.351

Il convient de bien distinguer proposition empirique et proposition mathématique : « les roses sont rouges » est différent de « 2 et 2 sont 4 » (IP p.280).
« C’est toujours cette même faute de notre syntaxe qui re-présente la proposition : ‘on peut couper la pomme en deux‘ comme une forme identique à ‘une droite est divisible de façon illimitée’, de sorte qu’apparemment on peut dire dans les deux cas : ‘supposons réalisée la division ainsi possible’. Mais en vérité les expressions ‘divisible en deux’ et ‘divisible de façon illimitée’ ont des formes tout à fait différentes » RP p.197-8

De même, c’est la grammaire de sa construction qui distingue un kilogone d’un cercle (RP p.253) et l’espace visuel ne se confond pas avec l’espace géométrique.
« La géométrie euclidienne est la syntaxe des énoncés portant sur les objets qui sont dans l’espace euclidien » RP p.206
« Sans doute pourrions-nous représenter spatialement un état de choses qui contredirait aux lois de la physique, mais aucun qui contredise aux lois de la géométrie » Tract p.37



— Cette activité consiste en particulier à manipuler des symboles

« Il est vrai jusqu’à un certain point que la mathématique repose sur l’intuition, sur l’intuition des symboles » Tract.

À propos de l’inférence, Wittgenstein décrit les mathématiques comme une « technique de transformation des signes ayant la prédiction pour but » RFM p.203

« En mathématiques, tout est algorithme rien n’est signification » GP p. 464.
« En mathématiques les signes mêmes font la mathématique, et non décrivent la mathématique » RP p.178.




2) les objets mathématiques


— Les objets mathématiques constituent des formes générales et conceptuelles (on retrouve là le lien des mathématiques avec la logique dans la pensée de Wittgenstein)

« Les nombres sont des formes (je ne parle pas des signes numériques) et l’arithmétique nous apprend les propriétés de ces formes » RFM p.199
« Nous pouvons la comprendre [l’arithmétique] sans avoir ce domaine d’application présent à l’esprit » RP p.126

« Les mathématiques en tant que telles sont la mesure et non le mesuré » RFM p.180

« Les mathématiques seraient une science qui fait des expériences avec des unités ; des expériences dans lesquelles il ne s’agit pas du genre des unités, dans lesquelles il ne s’agit pas de savoir si ce sont des petits pois, des perles de verre, des traits et ainsi de suite. Elles ne découvrent que ce qui vaut pour tous. C’est-à-dire rien sur leur point de fusion, mais le fait que 2+2 d’entre elles (eux) en font 4 » RFM p.308

« Celui qui connaît une proposition mathématique doit encore ne rien connaître. C’est-à-dire que la proposition mathématique doit seulement donner la structure d’une description. (…) C’est seulement que nous avons remonté nos montres, et pas encore mesuré le temps » RFM p.288

« ‘Pour être pratique, le calcul doit reposer sur des faits empiriques.’- Pourquoi ne déterminerait-il pas plutôt ce que sont les faits empiriques ? Peser : ‘nos mathématiques changent les expériences en définitions’ » RFM p.306.




— Ces formes fonctionnent comme des normes, instruments de mesure à appliquer à la réalité pour structurer ce qu’on peut en dire

« Les mathématiques construisent des concepts, [lesquels] correspondent à un traitement déterminé des états de fait. Les mathématiques constituent un réseau de normes » RFM p.341

Les mathématiques créent « les formes de ce que nous appelons les faits » RFM p.305
« La proposition démontrée par la preuve sert de règle, donc de paradigme » RFM p.153

« Je veux dire : même si la proposition mathématique démontrée semble indiquer une réalité extérieure, elle n’est jamais que la reconnaissance d’une nouvelle mesure de la réalité » RFM p.152
« Le mètre étalon ne se mesure pas, il mesure » IP.

À propos de la proposition ‘25 x 25 = 625’ : « c’est pour ainsi dire une proposition d’expérience durcie en règle, [qui se voit] soustraite au contrôle de l’expérience et ne sert, en tant que paradigme, qu à juger l’expérience » RFM p.268

« La logique précède une telle correspondance [entre le dit et la réalité] notamment au sens où l’instauration de la méthode de mesure précède l’exactitude ou l’inexactitude de la donnée de longueur » RFM p.91

« Nous sommes tous inexorablement contraints de dire ‘deux’ après ‘un’, ‘trois’ après ‘deux’, etc. – ‘mais ce calcul n’est-il qu’un usage ; n’y a-t-il pas également une vérité qui corresponde à cette suite ? ‘ La vérité c’est que le calcul s’est vérifié. (…) On ne peut pas dire de la série des nombres naturels – non plus que de notre langage - qu’ils sont vrais, mais qu’ils sont utilisable et surtout qu’ils sont utilisés. » RFM p.34.



3) le sens


— Le sens d’un objet mathématique n’existe pas en soi mais dans le cadre d’un réseau conceptuel

L’analogie avec les pièces d’un jeu d’échec revient souvent : « le pion est la somme des règles d’après lesquelles il se meut » RP p.314
« Le signe écrit n’a pas de sens quand manque le système des coordonnées » RP p.77

« Il n’y a pas de nombre en dehors d’un système » RP p.219
« Le nombre réel vit dans le substrat des opérations duquel il naît » RP p.216
« Le développement de Pi est à la fois une expression de l’essence de Pi et de celle du système décimal » RP p.219

« Et nous étendons notre concept de nombre comme en filant nous entrelaçons un brin à un autre brin. Et la solidité ne vient pas de ce qu’un brin quelconque irait d’un bout à l’autre du fil, mais de ce que beaucoup de brins se chevauchent ».



— Et dans la dynamique de son usage

« Laissez l’usage vous enseigner la signification » IP p.345

« Tout dépend de ce qui fixe le sens d’une proposition. De ce dont nous voulons dire qu’il fixe le sens d’une proposition. L’usage des signes doit le fixer » RFM p.295

« Chaque signe, isolément, semble mort. Qu’est ce qui lui donne vie ? il n’est vivant que dans l’usage » IP p.257

« La signification d’un pion (d’une pièce d’échecs) est son rôle dans le jeu » RFM p.103
« La signification d’un mot est son usage dans le langage » IP p.135

« Les règles d’inférence donnent leur signification aux signes parce qu’elles sont les règles d’utilisation de ces signes. Et que les règles d’inférence appartiennent à la détermination de la signification des signes » RFM p.317

« Le calcul est un phénomène que nous connaissons par le calcul » RFM p.186.



4) vers les Modélisations


Les mots ne suffisent pas à exprimer les mathématiques, ni à les faire comprendre

« Die Sprache verkleidet die Gedanken »

« La compréhension d’une proposition mathématique n’est pas garantie par la forme verbale » RFM p.238.



— Nous avons besoin d’une autre forme de représentation

Wittgenstein évoque ce que pourrait être « une représentation synoptique des règles grammaticales » RP p.52

« La représentation globale favorise la compréhension qui consiste à nous fairevoir des connaissances. D’où l’importance de la découverte et de l’invention de ‘signes intermédiaires’ » IP p.167

La Modélisation Systémique n’est-elle pas, à sa manière, « l’écho d’une pensée dans la vision » dont parle Wittgenstein (IP p. 344) ?





Références :

RFM : L. Wittgenstein Remarques sur les fondements des mathématiques (Gallimard 1983)

IP : L. Wittgenstein Investigations philosophiques, publié in Tractatus logico-philosophicus (Gallimard Tel 1961)

RP : L. Wittgenstein Remarques philosophiques (Gallimard Tel 1975)

Tract : L. Wittgenstein Tractatus logico-philosophicus (Gallimard Tel 1961)