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psychologie des mathématiques
le texte intégral, avec ses notes de bas de page, est disponible en pdf à la fin de cet article :
lundi 29 juillet 2019, par
Psychologue clinicien de formation, je travaille depuis plusieurs années avec des enfants et des adolescents qui ont des difficultés en mathématiques. Il s’agit d’une pratique psychopédagogique utilisant des médiations logiques et mathématiques, et qui intervient en CMPP (Centre Médico-Psycho-Pédagogique ).
En lien avec ma pratique, je me propose de présenter la façon dont je perçois les difficultés des enfants que je rencontre et d’évoquer le travail que l’on peut faire avec eux pour les aider à dépasser ces difficultés. J’articulerai mon propos autour des différents modèles théoriques sur lesquels je m’appuie, illustrés par des exemples cliniques. Je souhaite par-là contribuer à la réflexion sur la façon dont on peut penser et aborder concrètement les difficultés que rencontrent certains enfants pour qui les apprentissages mathématiques ne se font pas « banalement » dans le cadre de l’enseignement dispensé en classe.
I. Le « logico-mathématique » dans l’ombre de Piaget
Lorsqu’on parle de psychologie des mathématiques, un modèle théorique, qui a marqué tout le 20ème siècle, vient facilement à l’esprit : l’approche « logico-mathématique » développée par Jean Piaget. En ce qui me concerne, c’est une référence que j’utilise, dans la mesure où les opérations, structures et invariants logiques étudiés par Piaget et ses collaborateurs sont bien impliqués dans nombre d’apprentissages mathématiques scolaires, notamment dans la construction du nombre, des opérations, etc.
Même si les conceptions de Piaget ont été beaucoup discutées, critiquées et - à juste titre - relativisées , je pense que nous avons intérêt à nous intéresser à la façon dont nos enfants manipulent pratiquement trois grandes logiques qui sont sous-jacentes aux apprentissages mathématiques :
- - la logique des classes : classifications, emboîtement tout/parties …
- - la logique des séries : sériation, relations d’ordre …
- - la logique des quantités : conservation du nombre, du volume …
Ces aspects nourrissent ma pratique, aussi bien en situation de bilan que de remédiation, et leur examen peut tout à fait contribuer à donner du sens à certaines difficultés rencontrées par tel ou tel enfant.
Par exemple, quand un élève échoue à traiter certains problèmes de soustraction rencontrés en classe, du type : « dans un car scolaire il y a 35 élèves, 18 sont des garçons, combien y a-t-il de filles ? », on peut se demander s’il a perçu la structure logique du problème, en l’occurrence une relation d’emboîtement (comparer un tout avec une de ses parties, penser que les 18 font partie des 35 et qu’ils ne s’ajoutent donc pas à côté des 35). À un autre niveau, cet enfant risque également d’échouer à conceptualiser l’organisation de figures géométriques telles que les quadrilatères, faute de pouvoir penser leurs relations d’inclusion (tous les carrés sont des rectangles, etc.).
Dans ce cas, on peut imaginer un travail de remédiation portant sur cette logique du tout et des parties. À condition de veiller à minimiser les aspects numériques des situations pour que l’enfant concentre son attention sur les aspects logiques. En effet, dès que les nombres sont grands ou qu’il y a des calculs à faire, on risque de « noyer » la mise au travail du logico-mathématique, les aspects numériques ayant tendance à focaliser l’attention sur eux. Par exemple, on entreprend de constituer des caddies de supermarché à l’aide d’étiquettes représentant différents desserts : mousse, yaourt, brioches. On peut dire : « dans mon caddie j’ai 7 desserts, 3 sont des yaourts, construis mon caddie ». Bien sûr, on s’assure auparavant que les yaourts sont bien perçus comme des desserts. Ceci est aussi à réaliser en sens inverse : « constitue un caddie de ton choix et décris-le ». Ensuite on passera aux problèmes : « j’ai 7 desserts dans mon frigo, des brioches et des yaourts, je vois 3 brioches, combien y a-t-il de yaourts ? ». Ensuite on mobilisera la représentation mentale ainsi que le calcul, avec des nombres plus grands et des opérations à expliciter : « dans mon jardin il y a 126 arbres, 89 sont des sapins, combien y a-t-il de platanes ? quelle opération mathématique permettra de le savoir ? ».
Certaines études montrent une corrélation positive entre la maîtrise des tâches piagétiennes et les performances en arithmétique . Les enfants qui réussissent le mieux aux tâches logico-mathématiques (classification, sériation, conservation…) obtiennent souvent de bons résultats en mathématiques. Attention toutefois de ne pas systématiquement interpréter cette corrélation en termes de causalité, ce qui conduirait à penser que c’est parce que ces élèves sont bons en logique qu’ils sont bons en mathématiques. Il convient d’insister sur ce point car il a des implications pratiques : je pense que ce serait une erreur de croire qu’un enfant doit nécessairement avoir solidement construit l’ensemble des soubassements logiques du nombre avant de pouvoir tirer profit d’un apport explicite sur le nombre, la numération, etc. Autant il est important de ne pas négliger un défaut de développement de tout ou partie des structures logiques qu’un sujet doit construire au cours de son enfance, autant il me paraît abusif de considérer celles-ci comme des « pré-requis » incontournables et surtout de s’enfermer dans un programme de rééducation du logico-mathématique conçu comme préalable à tout enseignement notionnel proprement dit. Dans les faits, la logique des classes sous-jacente à la numération (emboîtement des unités/dizaines/centaines…) est souvent comprise après que l’enfant a développé des acquisitions scolaires conséquentes (suite numérique, lecture/écriture des nombres…) - et non pas avant, comme le voudrait une vision théorique rigide. On sait que le développement logique et cognitif des « vrais » enfants n’est pas toujours linéaire , que les aspects symboliques du nombre retentissent sur les aspects non symboliques . L’expérience montre que, surtout avec les élèves en difficulté, on a parfois intérêt à commencer par aider le sujet à intégrer les aspects langagiers du nombre et de la numération, et que c’est en s’appuyant sur ce socle symbolique que l’enfant pourra ensuite mieux construire la logique des quantités sous-jacente.
Jean, 9 ans, est un enfant qui ne compte pas sur ses doigts, ce qui l’empêche de calculer si l’opération ne correspond pas à un résultat qu’il sait par cœur. Par ailleurs, Jean n’a pas intégré la conservation des quantités discontinues : dès que l’on déplace les jetons d’une collection sur la table, il pense que le nombre de jetons change. De même pour le total d’une collection lorsqu’on la décompose en deux sous-ensembles. Le travail avec Jean a inclus l’utilisation systématique de la comptine comme outil de mesure, comme « forme symbolique » , afin qu’il puisse décentrer son point de vue, se dégager de la prégnance du perceptif et attribuer une certaine invariance à ces quantités.
II. Intermittences de la logique et interférences affectives
Un enfant n’est pas un pur esprit logico-mathématique. La pratique quotidienne confronte parfois à des situations où l’exercice du raisonnement se trouve infiltré par une « logique » qui est plus personnelle que piagétienne. Se révèle alors la présence d’un imaginaire individuel qui imprime sa marque sur le fonctionnement cognitif de l’enfant.
Lionel est un enfant qui, lorsque nous travaillons les classifications, réalise des couples plutôt que des classes : à partir d’un ensemble de pièces de plastique de différentes formes, tailles, couleurs, Lionel réunit les pièces deux par deux. Il met le grand rond rouge avec le petit rond rouge, le grand carré bleu avec le petit carré bleu, le grand rond bleu avec le petit rond bleu, etc., sans pouvoir imaginer une autre façon pour les pièces d’être ensemble (banalement : tous les rouges ensemble ou tous les ronds ensemble…). Dans ce cas, l’adulte peut se dire que la construction de l’opération logico-mathématique de classification n’est pas encore parvenue au stade opératoire, mais il peut aussi se demander si ce que montre là l’enfant ne se retrouve pas dans sa façon d’être en classe, si cela a un lien avec le fait qu’il est actuellement seul en face d’un adulte (relation petit/grand), ou si au travers de sa réalisation classificatoire Lionel ne montre pas quelque chose de la relation qu’il entretient avec un personnage parental privilégié.
Le psychopédagogue doit pouvoir évoquer ces questions, ne serait-ce qu’à un niveau implicite : on peut s’étonner à voix haute de cette apparente nécessité d’être à deux, montrer à l’enfant comment d’autres camarades font pour ranger les pièces. L’adulte peut aussi ébaucher d’autres classements possibles en lui proposant de deviner puis de poursuivre le classement. On peut aussi entreprendre de construire avec l’enfant une histoire imaginaire mettant en scène un « petit carré » qui aurait autant envie que peur d’aller se promener seul, ou lui demander s’il connaît l’histoire du Petit Chaperon Rouge.
L’interaction entre les aspects logico-mathématiques et les aspects affectifs peut se voir travaillée selon deux démarches différentes qui peuvent se révéler pertinentes l’une autant que l’autre :
Il y a les situations où l’on expérimente sur du matériel figuratif (animaux…) pour effectuer des classements, rangements, etc. Dans le cas des animaux, certains sont rapidement repérés par les enfants comme domestiques, sauvages, gentils, méchants, etc. Ce qui conduit souvent à ce que s’expriment et soient partagés telle connotation affective ou tel questionnement intime à propos de ce qui peut se passer (au niveau libidinal ou agressif) quand on met ensemble certains animaux. Le fait d’être sur le terrain des animaux, et d’y rester durant la séance, peut aider certains à se confronter à ce que cet imaginaire peut avoir d’angoissant pour eux. En plus, l’enfant trouve là l’occasion de s’approprier quelque chose de la capacité à élaborer ce type d’expériences dont le l’adulte (ou le groupe, le cas échéant) fait preuve devant lui .
Inversement, on peut choisir de se démarquer de l’imaginaire et privilégier la proposition de médiations cette-fois-ci abstraites et décontextualisées : classifications sur du matériel non figuratif, plus « inoffensif » en apparence, apprentissage du vocabulaire correspondant aux catégories culturelles en vigueur… Ces structures constituent autant d’outils symboliques dont l’enfant peut s’emparer pour renforcer son moi. Il se rend ainsi plus à même de traiter les situations problèmes rencontrées dans un contexte scolaire comme pour maîtriser et intégrer ses propres contenus psychiques.
Donc, deux stratégies possibles, lesquelles sont également valables en ce qui concerne le travail des contenus mathématiques eux-mêmes :
Dans certains cas, à certains moments, il me semble intéressant de mettre de l’imaginaire en circulation au sein de l’activité mathématique, « d’injecter » de la libido dans l’apprentissage. On peut alors, par exemple, aborder les différentes décompositions de 10 en mettant en scène des personnages se rendant à un bal donné pour le mariage du roi et de la reine. Les invités (des cartes portant les nombres de 1 à 9) doivent se ranger par couples s’ils veulent accéder à la salle de bal, les couples étant en l’occurrence les complémentaires à 10 (le 3 doit aller avec le 7, etc.). Durant la soirée, les couples se défont mais finalement doivent se retrouver pour la parade finale.
Dans d’autres cas, au contraire, on aura intérêt à ancrer fermement l’apprentissage des décompositions de 10 dans du matériel générique neutre et sobre, comme les jetons, les schémas, etc. Et c’est seulement dans un second temps que l’enfant, armé de ce bagage intellectuel « froid », pourra se confronter aux situations concrètes « chaudes », les penser et les structurer sans se trouver émotionnellement débordé ou inhibé.
À ce propos, on entend souvent l’idée selon laquelle, avec des enfants en difficulté, il faudrait « partir du concret », pour les amener progressivement vers l’abstrait. Rappelons que le concret n’est pas toujours une aide. En effet, il masque autant qu’il illustre l’objet mathématique à étudier, comme le fait un vêtement qui à la fois met le corps en valeur et le cache. Lorsqu’on « dilue » l’objet abstrait qu’est le nombre dans un emballage concret, certains, on le sait, ne voient que l’emballage... Bien sûr, le concret est riche et motivant, mais il existe des enfants qui sont démesurément stimulés/excités/distraits par cette richesse-même, avec les connotations personnelles et imaginaires à quoi cela les renvoie. Ils partent alors dans leur imaginaire et se retrouvent bien loin des mathématiques ou de la logique.
III. Une référence psychanalytique tempérée
La présence des aspects imaginaires et affectifs indique que le modèle logico-mathématique piagétien ne suffit pas à rendre compte de la façon dont raisonne un sujet. D’où la nécessité de convier à la réflexion d’autres références théoriques, tel le modèle psychanalytique. C’est ainsi que les exemples évoqués plus haut m’ont conduit à évoquer de manière allusive certains concepts psychanalytiques comme la sexualité infantile, les fantasmes originaires, le transfert…
Il me semble que la psychanalyse est une référence qui peut nous éclairer, notamment quand quelque chose des maths ne « passe » pas. Il y a longtemps, Mélanie Klein donnait déjà l’exemple d’un cas d’échec touchant électivement le calcul de la division, laquelle opération se trouvait associée à des fantasmes angoissants pour l’enfant en question. L’interprétation de ces fantasmes à l’enfant avait fait céder le symptôme .
Plus généralement, on voit des conflits intra-psychiques trouver des voies d’expression et de résolution dans l’inhibition, le symptôme ou l’angoisse - pour reprendre un titre célèbre - responsables d’erreurs, d’oublis ou d’incompréhensions venant parasiter la réussite en mathématiques. On le sait, l’interprétation psychanalytique des difficultés est depuis longtemps proposée , notamment dans le cas d’accrocs électifs concernant certains nombres (trois, zéro…) ou certaines opérations (soustraction, division…). Que faire quand cela semble être le cas ?
John, âgé de 10 ans, m’expliquait que « la soustraction, c’est quand on retranche ! » en faisant le geste de se couper vigoureusement le bras, alors que, continuait-il, « la division, c’est quand on tranche ! » en répétant le geste de se découper le bras en plusieurs morceaux. Cela doit bien sûr être pris en compte pour la conduite du travail avec l’enfant, même si ce travail reste à un niveau technique et pédagogique - niveau auquel il doit se tenir, à mon avis, dans la majorité des cas dans le cadre de la psychopédagogie. Rien n’empêche toutefois l’adulte de répondre, mais sur un terrain décalé. Par exemple en montrant que l’opération mathématique soustraction s’inscrit dans un champ de significations beaucoup plus vaste que le stéréotype « soustraire, c’est enlever ». En l’occurrence : les situations de comparaison, de mesure d’une différence ou d’un écart, la recherche de ce qui s’ajoute pour aller à…, pour monter jusqu’à…, pour combler le vide entre… Autant d‘éléments amenant à tisser un réseau de significations susceptible de « lier » les représentations angoissantes.
En somme, il ne s’agit pas d’ignorer les résonances fantasmatiques que peut avoir tel objet mathématique dans l’esprit de tel enfant mais de tisser un réseau associatif où ledit objet mathématique se trouve relié et mis en perspective avec d’autres objets culturels. C’est, pour la notion en question, l’occasion de se trouver remise en jeu et restituée dans sa complexité conceptuelle.
En ce qui concerne la tentation de relier tel objet mathématique à tel type de fantasme, du fait des échos associatifs que ne manquent pas d’évoquer certaines notions tristement célèbres (zéro, soustraction, racine carrée…), il convient de rester prudent. De telles interprétations sont caricaturales quand elles sont délivrées de façon réflexe et stéréotypée. Elles ne sont pertinentes que dans le « cas par cas » de situations où l’enfant lui-même a pu produire un matériel signifiant allant dans ce sens. Autrement dit, la difficulté à faire des soustractions ne signifie pas automatiquement que l’élève en question souffre d’une angoisse de perte plus intense que la moyenne. Mon expérience me fait constater que ce qui est problématique dans la soustraction (que ce soit pour le sens ou pour le calcul), pour la plupart des enfants en difficulté, c’est justement lorsqu’il ne s’agit pas d’enlever. Restons prudent, donc… mais ne soyons pas sourds pour autant ! car les enfants en difficulté ont besoin d’être entendus dans ce qu’ils disent, ont besoin que le professionnel qui est en face d’eux puisse accueillir des angoisses dont ils ne peuvent pas toujours se débrouiller seuls.
Un jour, Yves, garçon scolarisé en CM2, arrive bouleversé et me raconte qu’une fille de sa classe vient d’avoir un accident de vélo, juste sous ses yeux. Du coup, Yves n’a plus envie de faire du vélo. Au fil de son récit, il apparaît que, justement, cette fille est la meilleure de la classe en mathématiques. En fait, cela ne l’a pas étonné qu’elle tombe, cette fille, car elle était connue pour être « trop sûre d’elle ». Voilà ce qui arrive quand on réussit trop bien, laisse-t-il entendre. Or, lui-même, Yves, suite à une question que je lui pose, se rend compte : « en fait je n’ai jamais eu envie d’être trop fort en mathématiques ». Comme si, quand on est trop fort, on courait le risque de tomber ? Dans son cas, il était important que cet enfant ait l’occasion de s’entendre énoncer lui-même ce qu’il mettait de lui dans sa façon d’appréhender les mathématiques.
D’autres exemples nous montrent des enfants qui projettent sur les mathématiques leurs propres interrogations identificatoires : Hélène, élève intelligente, bonne en français mais depuis longtemps en échec en mathématiques en dépit du travail important qu’elle fournit, s’exclame en se comparant aux garçons : « les maths, ça me fera défaut toute ma vie ! ». Une autre constate : « j’ai deux points communs avec ma mère, c’est que je suis une fille et que je suis nulle en maths ». Dans ce dernier cas, il est clair qu’on a intérêt à ne pas ouvrir qu’une seule oreille mais plutôt à penser à l’articulation possible de deux facteurs souvent relevés à propos de la scolarité en mathématiques dans les familles : d’un côté, l’impact des identifications subjectives intervenant dans l’enfance puis à l’adolescence ; de l’autre, la part d’héritabilité biologique possible de certains troubles spécifiques des apprentissages, dont la dyscalculie .
Parfois c’est sur la personne même du psychopédagogue que se trouve projeté ce que l’enfant associe consciemment ou inconsciemment à une discipline telle que les mathématiques. Par exemple, Antoine, à notre première rencontre, me dit d’emblée en entrant dans mon bureau : « toi, tu es très fort ! » et me demande si j’habite dans la caserne de CRS qui est proche du Centre où je le reçois. Comme si la situation présente exacerbait en lui un imaginaire où les mathématiques, la force, la puissance, la loi ont à voir ensemble. Toutes choses qui se révéleront effectivement l’impressionner et le tourmenter fortement.
Lorsque le rapport aux mathématiques est trop « tendu », que l’angoisse qu’elles suscitent est trop aiguë, il est utile de pouvoir proposer des activités dérivées, que les professionnels connaissent bien. Les différents jeux de logique, certaines activités graphiques géométriques, les jeux à règles, etc. ouvrent un espace où les compétences logiques et cognitives de l’enfant se voient mises à contribution dans un contexte non référé au scolaire. Au travers de ces expériences, l’enfant peut (re-)trouver, d’une part le plaisir de jouer et de fonctionner intellectuellement, d’autre part une opportunité de revalorisation narcissique bienvenue.
À d’autres moments, au contraire, il s’agit de faire tout autre chose : s’atteler au travail systématique de certains apprentissages mathématiques techniques et ciblés, quitte à laisser momentanément de côté les aspects conceptuels sous-jacents. Cela permet à l’enfant de récupérer un sentiment de compétence et de se sentir en phase avec les mathématiques comme discipline scolaire, en lui montrant qu’il peut y trouver une certaine réussite, même si c’est dans un domaine limité. Je soutiens qu’entraîner un enfant à l’exécution d’un algorithme opératoire culturellement et scolairement valorisé (technique opératoire de la division, résolution d’équation…) est un apprentissage qui a une valeur en soi, même si c’est au prix d’un fonctionnement par automatismes faisant fi de la construction réfléchie du savoir et laissant provisoirement de côté la question du sens. J’ai pu observer que la maîtrise de telles procédures opératoires a un retentissement narcissique positif chez certains enfants stigmatisés par l’échec scolaire. Les réalisations auxquelles parvient le sujet ont une dimension « réparatrice » et sont source de plaisir fonctionnel. Le sentiment de maîtrise « locale » qu’elles font naître, avec la reconnaissance scolaire qui s’ensuit, constitue un point d’appui pour que le sujet puisse, dans un second temps, s’intéresser à la compréhension des processus en jeu et s’impliquer notamment dans le long travail de conceptualisation de la numération ou de l’algèbre sous-jacente aux techniques calculatoires.
IV. À l’école de la neuropsychologie
Concernant le développement de la logique mathématique, mais aussi les « accrocs » à ce développement qui apparaissent parfois, un modèle a acquis une audience croissante depuis les années 90, celui de la neuropsychologie. Je pense que la pratique de la psychopédagogie peut y trouver de quoi s’enrichir, dans la mesure où les tableaux cliniques que décrivent des praticiens ne peuvent manquer de faire écho à ce que l’on rencontre chez un certain nombre d’enfants en difficulté scolaire. En conséquence, et au regard de mon expérience, il me semble que les éléments apportés par la neuropsychologie ont leur place au côté des références logico-mathématiques et des références psychanalytiques pour aider à comprendre comment un enfant développe ses compétences cognitives, comment il utilise celles-ci pour faire des mathématiques, comment il déploie sa pensée en situation, comment il acquiert –ou n’acquiert pas – telle ou telle connaissance mathématique.
L’approche neuropsychologique nous rappelle avec raison que les apprentissages mathématiques à l’école sollicitent un certain nombre de fonctions cognitives, telles que les fonctions langagières, visuo-spatiales, mnésiques, exécutives. Leur développement chez un enfant peut se trouver plus ou moins entravé du fait d’atteintes cérébrales périnatales ou de dysfonctionnements neurologiques, parfois patents (syndromes divers) parfois hypothétiques (troubles « développementaux »). Les répercussions sur les apprentissages peuvent être variées dans la mesure où ceux-ci mobilisent le plus souvent plusieurs fonctions cognitives à la fois. C’est ainsi que la construction du nombre, par exemple, sollicite des compétences multiples amenant à y distinguer au moins les aspects langagiers (comptine, lecture/écriture des nombres, traduction d’un code dans un autre…) et les aspects visuo-spatio-praxiques (reconnaissance de constellations, usage des doigts pour représenter les nombres, pratique du dénombrement…) .
Examinons cette question de la compréhension des troubles mathématiques en termes neuropsychologiques à partir d’un exemple :
Juliette est une enfant de 9 ans, scolarisée en CM1. Elle a de très mauvaises notes en mathématiques alors que ses résultats en français sont nettement au-dessus de la moyenne. Juliette sait lire et écrire les nombres mais est en échec dans les calculs. Pourtant elle possède des connaissances déclaratives : elle connaît par cœur les doubles, les décompositions de 10, etc. Cependant, je la vois faire des erreurs de surcomptage (à 17 + 5 par exemple) et se tromper pour calculer 8 – 3 avec les doigts. Plus globalement, je constate que Juliette se trouve facilement perdue dès qu’il s’agit de se représenter les nombres ou de les manipuler. Elle fait régulièrement des erreurs de dénombrement, non par méconnaissance de la comptine mais du fait d’une mauvaise coordination entre le rythme de sa voix (qui énonce la suite des nombres), le geste du doigt (qui pointe les éléments à compter) et le regard (qui se pose sur ces mêmes éléments successivement). En outre, Juliette se mélange très souvent dans les colonnes quand les opérations sont posées.
Sur le plan logico-mathématique, Juliette échoue aux épreuves de sériation des baguettes et de conservation de la quantité, ce qui est surprenant pour son âge. D’autant qu’aux classifications de formes son comportement est banal voire performant : elle évoque même la distinction possible entre « triangles et quadrilatères »). Les subtests Similitudes et Raisonnement verbal issus du WISC (test psychométrique) lui accordent des résultats supérieurs à la moyenne des enfants de son âge, confirmant par-là ses bonnes capacités intellectuelles en général et sur le plan du raisonnement verbal en particulier. En revanche, les performances aux épreuves cognitives où les dimensions visuo-spatiales et praxiques sont prégnantes se révèlent très faibles : Matrices CPM impraticables, Cubes de Kohs à peine cotables, Distinction de doigts (Nepsy) inférieure au 10ème percentile… L’ensemble du comportement et des réalisations de Juliette me paraît aller dans le sens d’un dysfonctionnement des fonctions cognitives relatives à l’espace, lequel dysfonctionnement permet d’expliquer pour une bonne part l’importance de l’échec en mathématiques que rencontre cette enfant.
Un enfant ayant un trouble du langage manifestera également des symptômes en mathématiques mais les difficultés ne porteront pas sur les mêmes aspects des apprentissages numériques. Quels qu’ils soient, les troubles cognitifs même discrets, parfois non repérés en classe, ont des retentissements sensibles sur les apprentissages. Des adaptations sont nécessaires, en classe et en remédiation. Par exemple, pour les enfants ayant des troubles du langage, on peut utiliser des supports qui visualisent l’organisation de la numération ou qui privilégient la mémoire visuelle pour l’apprentissage des tables de multiplication, tels que, par exemple, les outils relevant de l’approche ACIM .
À la lumière de la perspective neuropsychologique, l’interprétation des épreuves piagétiennes se trouve complexifiée. C’est ainsi que l’échec d’un enfant à l’épreuve de la conservation des quantités discontinues n’a pas un sens en soi mais demande à être interprété de façon différenciée selon les cas. Il peut être analysé, certes, comme révélant la non-construction d’un invariant logico-mathématique (perspective piagétienne « historique »), mais également en lien avec des troubles d’ordre visuo-spatial, ou en termes de « fonctions exécutives » . Une interprétation n’étant évidemment pas exclusive d’une autre chez un même sujet.
Quant aux aspects psychoaffectifs relatifs à cette même conservation des quantités, des particularités comme celles de Jean, l’enfant évoqué plus haut qui percevait les quantités de jetons comme foncièrement instables et qui ne parvenait pas à leur conférer une invariance numérique, sont parfois à comprendre en référence à une fragilité identitaire psychopathologique. Celle-ci les empêche de projeter sur le monde extérieur l’idée d’une continuité ou d’une cohérence intérieures qui permettrait à l’enfant d’attribuer aux objets, donc aux quantités, une stabilité « essentielle ».
Il y a des enfants scolarisés en classe ordinaire chez qui une impossibilité à penser la conservation des quantités est associée à une difficulté à projeter sur le réel une stabilité intérieure personnelle. Dans ce cas, faire avec l’enfant l’expérience de la logique des quantités à ses fondements mêmes (établir la permanence d’une quantité lorsqu’elle n’est plus visible…) est un travail qui peut être proposé, même si ce n’est qu’un aspect de ce qui peut aider à se structurer intérieurement. Dans le cas de Jean, ce type d’activités, associé à la mise en perspective donnée par l’usage d’« organisateurs verbaux » , a rejailli positivement sur son intégration corporelle, comme le montre le fait que Jean peut maintenant utiliser normalement ses doigts pour compter, sans que j’aie eu besoin de le lui enseigner.
V. Une lecture complexe et non univoque
On l’aura compris, la prise en compte du modèle neuropsychologique n’invalide pas pour autant les références piagétiennes et psychanalytiques. D’abord parce que les enfants en difficulté avec les mathématiques ne le sont pas tous de la même façon ni pour les mêmes raisons. Ensuite parce que ces références sont complémentaires : les enfants dyspraxiques ont aussi un inconscient et un investissement libidinal du savoir. Le langage ou le corps qui sont à l’œuvre quand un élève fait des mathématiques ne sont pas uniquement des instruments cognitifs, ils sont aussi des objets pulsionnels support d’échanges relationnels entre l’enfant et son entourage.
Dans les faits, les interactions sont nombreuses, souvent complexes à analyser et difficiles à démêler . Des troubles d’allure cognitive peuvent s’être constitués dans un contexte familial pathologique ; ou venir aggraver un rapport à la réalité déjà fragile. Des difficultés de langage peuvent être suffisamment invalidantes pour engendrer des réactions d’anxiété, d’instabilité psychomotrice ou de retrait social. Une inhibition phobique vis-à-vis des mathématiques peut s’être figée défensivement face à un malmenage scolaire dû à la non prise en compte de troubles cognitifs spécifiques.
Je crois nécessaire d’insister sur le fait que ce n’est pas parce qu’un enfant a des difficultés cognitives ou des problèmes psychologiques qu’il faut s’interdire a priori de faire de la pédagogie.
J’ai récemment commencé à travailler avec un garçon qui redouble un CM2 et qui se plaignait des « problèmes ». Le bilan a montré d’importantes difficultés de repérage et d’organisation spatiale, une maladresse manuelle, un manque d’autonomie, une immaturité affective, ainsi qu’une grande rigidité intellectuelle (il ne remet pas en cause ses démarches). Plutôt que de m’occuper de ses nombreux problèmes cognitifs et psychologiques, j’ai choisi de mettre d’emblée en place avec lui un travail d’apprentissage systématique du sens des quatre opérations (c’est-à-dire de ce que signifient les énoncés a + b, a – b, a x b et a : b) :
- - d’une part, au moyen d’activités pratiques : traduire ces quatre opérations en manipulant des jetons, de différentes manières car chacune a plusieurs sens,
- - d’autre part, avec un travail sur des schémas écrits sur feuille, que nous avons ensuite concrétisés et contextualisés,
- - enfin, avec un apprentissage explicite des expressions langagières qu’on trouve dans les problèmes scolaires (« chacun », « 8 de plus » …) au moyen d’étiquettes-mots soutenant l’élaboration d’énoncés.
Ce travail a permis à ce garçon de construire des repères qu’il n’avait pas du tout intégrés jusqu’alors. De ce fait, et pour la première fois depuis des années, il a pu faire des problèmes en classe autrement qu’en choisissant l’opération au hasard ou qu’en se guidant sur des indices superficiels (taille des nombres, comportement de l’enseignant, mots présents dans l’énoncé). Il s’est retrouvé avec une bonne note en contrôle, ce qui peut contribuer à faire évoluer favorablement sa posture face au travail d’élève, son rapport à l’activité intellectuelle et sa capacité à fournir des efforts pour progresser en mathématiques.
Conclusion
Tenir compte des différentes logiques (affectives, cognitives) qui nourrissent la logique de l’enfant qui fait des mathématiques n’empêche en rien de maintenir une réelle exigence pédagogique, pour peu que l’on propose des activités consistantes, par le biais de médiations qui sont pensées, adaptées, différenciées.
Au-delà de la diversité des problématiques rencontrées, et donc de la variété des stratégies et des cheminements à emprunter, il me semble que la pratique psychopédagogique conduit toujours à articuler deux plans :
- - celui de l’activité pédagogique en tant que telle, où un travail technique explicite est engagé avec l’enfant,
- - celui du cadre et de la dynamique relationnelle, où certaines problématiques peuvent être remises en jeu et être travaillées de façon implicite, au travers des activités proposées, des échanges avec l’enfant, et grâce à la « présence » psychique autant que physique d’un professionnel.
Il est important de maintenir une tension entre : entendre ce que l’enfant nous dit et reconnaître les particularités qui sont les siennes. L’enfant a à la fois besoin d’être entendu dans ce qu’il énonce et d’être reconnu dans ce qu’il est. Cela, au travers d’une pratique qui n’a finalement d’autre but que de l’aider à grandir.
Marc-Olivier ROUX
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